Le Baron Rouge et le Varsity Blue
Aujourd’hui la Première Guerre mondiale remonte à bien longtemps. Tous ceux qui vivaient à cette époque sont morts depuis longtemps. Leurs enfants aussi. Depuis ce conflit, plusieurs générations se sont succédées : la génération la plus nombreuse, la génération silencieuse, les baby-boomers, la génération Y, les générations X, Z et Alpha. Les communautés ont changé, voire disparu. Les hommes et les femmes qui ont combattu pendant cette guerre sont depuis longtemps tombés dans l'oubli, réunis sous un moment de silence abstrait lors du jour du Souvenir ou à une image jaunie sur Ancestry.com. Pendant les années meurtrières de la « Grande Guerre », les familles et les voisins ont pleuré leurs pertes, pour ensuite les célébrer lors de services religieux sur des plaques commémoratives et dans des enluminures calligraphiques les immortalisant. Or les mères sont devenues anéanties et les pères abattus. Puis, inexorablement, les souvenirs se sont dissipés comme une photo exposée au soleil qui s’efface. En effet, la douleur s'est estompée sous l'effet opiacé du temps. Les personnes endeuillies ont été pleurées et les noms ont été oubliés, sauf par les rares personnes qui cultivent les arbres généalogiques. Les millions de personnes qui ont servi pendant la guerre méritent que leur histoire soit racontée quelle que soit leur sort: vaporisées, gazées, noyées, amputées, brisées ou hantées. Pour le jour du Souvenir 2025, voici l'histoire de l'un d'entre eux. Peut-être cent ans plus tard, mais quand même pas trop tard.
Le Baron Rouge et le Varsity Blue[1]
À un moment donné dans la soirée du mardi 30 avril 1917, le Rittmeister Manfred Albrecht von Richthofen s'est assis à son bureau dans sa chambre privée du magnifique château de Roucourt, à quelques kilomètres de la frontière belge. En tant que commandant de la Jagdstaffel (Jasta) 11, il terminait quelques formalités administratives concernant son escadron et ses affaires personnelles avant de se reposer après plusieurs semaines de combats aériens sur le front d'Arras. Au même moment, les autres pilotes de la Jasta 11 fêtaient leurs succès dans le salon, et non loin de là, dans le parc du domaine, les mécaniciens de l'escadron préparaient les Albatros D.III de l'unité pour les patrouilles du lendemain matin.
La première tâche de Richthofen, épuisé, consistait à mettre de l'ordre dans les rapports de combat et les documents administratifs de sa Jasta avant de confier le commandement temporaire à son protégé, le Leutnant Karl Allmenröder. Richthofen se félicitait d'être acclamé comme un héros national à Berlin, où il devait recevoir le 1er mai, la médaille Pour le Mérite (la célèbre Blue Max) et avait prévu un dîner privé avec le Kaiser lui-même le lendemain pour fêter son 25e anniversaire. Il se réjouissait également de rendre visite à sa mère dans le domaine familial de Schweidnitz, en Silésie (qui fait aujourd'hui partie de la Pologne), et de profiter de quelques jours de chasse au sanglier avant de retourner sur le front occidental en juin.
Les avions de chasse Albatros D.III des Jastas 11 et 4 alignés à Roucourt en mars 1917, avec l'avion rouge vif de Von Richtofen, « Le Petit Rouge », visible en deuxième position juste derrière le premier appareil en avant plan.
Bien que les Canadiens aient arraché la crête de Vimy à l'ennemi pour défaire la ligne de front près d'Arras, les Allemands n'y virent pas un revers majeur et choisirent de laisser la crête aux mains des Alliés jusqu'à la fin de la guerre. En contrepartie, tout au long du mois d'avril, les Allemands infligèrent de lourdes pertes aux opérations aériennes britanniques tout au long du front d'Arras. Au cours des quatre semaines du mois d'avril seulement, des centaines d'avions alliés ont été abattus, dont beaucoup par des pilotes aux commandes du nouvel Albatros D.III et mettant en pratique leurs nouvelles tactiques élaborés par la Jasta. Au total, les unités du Royal Flying Corps et du Royal Naval Air Service ont perdu 245 avions sur le front occidental en avril dont Richthofen était personnellement responsable de quasiment 10 % de ce total : 21 avions abattus, 23 hommes tués, 8 hommes désormais dans des camps de prisonniers.
Il ne restait plus pour Manfred à accomplir sa dernière tâche avant de céder la Jasta à Allmenröder : rédiger les inscriptions qu'il souhaitait voir gravées sur les petites coupes en argent qu'il aimait faire façonner pour commémorer chaque victoire.
Contrairement à la chasse au sanglier, avec ses têtes empaillées, la chasse à l'homme nécessitait un trophé moins macabre pour vanter sa victoire. On ne sait pas combien des 21 victoires d'avril il inclurait dans cette commande, mais au minimum, il a très probablement remis à son adjudant une commande à poster au bijoutier de Berlin avec le bilan de la semaine précédente : sept avions, dont deux avions d'observation lourds de la Royal Aircraft Factory (R.A.F.) F.E.2b de la Royal Aircraft Factory (R.A.F.), trois avions d'observation et de bombardement B.E.2 de la R.A.F., un chasseur SPAD VII et un chasseur Sopwith Triplane. Il en avait abattu quatre la veille, tuant six hommes, dont deux Canadiens. Le Sopwith Triplane était le dernier de ces avions et serait le seul triplan qu'il abattrait au cours de sa courte carrière.
Richthofen avait l’habitude de se rendre sur les lieux des épaves des avions qu'il avait abattus, et si possible, il découpait le numéro de série peint sur le fuselage dans ce qui restait du recouvrement en tissu pour l'exposer dans sa chambre. En fait, cette chambre devenait ainsi une exposition auto-promotionnelle de son talent grâce à sa capacité d’ignorer une tragédie causée par ses propres mains. En fait, il venait justement de se rendre ce matin-là sur le lieu de l'épave du SPAD qu'il avait abattu la veille.
Photographiée à la fin des années 1930, voici la curieuse collection de coupes en argent et en étain de Manfred von Richthofen commémorant les hommes qu'il a tués. Les plus grandes coupes commémoraient un groupe de dix victimes.
Une coupe en argent commandée par Richthofen pour commémorer sa 12e victoire a été exposée dans le cadre de l'exposition « Deadly Skies (Ciel meurtrier)» au Musée canadien de la guerre en 2017, 100 ans après la capture et l'emprisonnement du numéro 12, le lieutenant Benedict Hunt du 32e escadron. Richthofen pensait avoir abattu Hunt dans un Vickers Gunbus, mais il s'agissait en fait d'un Airco D.H.2, un avion de configuration similaire à hélice propulsive c'est à dire que le moteur est placé devant l'hélice qu'il commande.
Les coupes étaient minuscules, donc les inscriptions étaient courtes : seulement le nombre de victoires, le type d'avion détruit et la date de la victoire. On n’y trouvait pas les noms des hommes qu'il avait tués et tout probablement il ne leur accordait pas plus d'une seconde de réflexion, bien qu'on puisse imaginer qu'il remplissait la coupe de schnaps lors de la livraison et portait un toast aux aviateurs inconnus qu'il avait abattus. À sa mort, Richthofen avait abattu 80 avions alliés, mais sa collection de petites coupes en argent s'était arrêtée à 60 en raison de la pénurie d'argent. Après chaque série de dix victoires, il faisait fabriquer une coupe plus grande pour commémorer la dizaine. Finalement, il exposait 67 coupes gravées, une illustration macabre de ses prouesses de chasseur et de son orgueil de guerrier.
Voici l'histoire derrière la coupe portant l'inscription «52 — Sopwith Triplane - 29. 4. 17».
Chacune de ces coupes numérotées représentait bien plus qu'une simple date ou le nom d'un type d'avion. Elles représentaient des êtres en chair et en os, des jeunes hommes d'un courage et d'une intelligence exceptionnels. Des hommes dotés d'un esprit et d'un sens de l'aventure qui les ont peut-être préservés de la boue et des tranchées mais, effet pervers, leur ont peut-être valu une mort encore plus terrifiante. Ils étaient les fils de mères, d'amis et de proches du Commonwealth, des athlètes et des héros, des étudiants et des agriculteurs, des anciens élèves et des colons, certains vantards, la plupart humbles. Chacun était issu une famille qui, restée au pays, croulait sous le poids du chagrin. Certaines familles n'avaient pas encore été informées que leurs fils ou leurs maris étaient morts et garnissaient désormais les étagères du petit cabinet de bibelots du « Baron rouge ». Tout le monde avait entendu parler du « Baron rouge ». Certains avaient même entendu parler de sa sinistre collection. Peu avaient entendu leurs noms. Chacun d'entre eux méritait une histoire plus complète que la petite gravure sur les coupes en argent de Richthofen.
Le n° 52 de Richthofen correspondait à un jeune homme originaire d'Ottawa, dans l'Ontario, au Canada, dénommé le Sous-lieutenant Albert Edward Cuzner. « Eddy », comme l'appelaient ses amis et ses camarades d'escadron, était pilote de chasse au sein du Royal Naval Air Service (RNAS). Si le RNAS avait pour mission principale la reconnaissance et la lutte anti-sous-marine afin de soutenir les opérations maritimes de la Royal Navy, il disposait également de plusieurs escadrons de chasseurs sur le front occidental.
Eddy était le fils d'un marchand de quincaillerie du quartier ByWard Market d'Ottawa. Les Cuzner étaient installés dans la région d'Ottawa depuis la construction du canal Rideau en 1832. Le premier Cuzner identifié est James Cuzner, qui a émigré de Frome, dans le Somerset, en Angleterre. Il a emmené sa famille avec lui : ses fils Lucas, John et Mark, ainsi que sa petite fille Caroline. Une autre fille, Susan, y est née en 1836. Un poème contemporain de Willian Pittman Lett, journaliste, fonctionnaire et poète irlandais canadien, laisse entendre que John Cuzner était marin dans la Royal Navy (tar[1]) et que son frère Lucas (le grand-père d'Eddy) était un homme redoutable :
… Près du « ruisseau », au sud de
la rue Rideau, résidait alors
John Cuzner, un marin britannique
Réputé pour son courage loin à la ronde !
Je n'oublierai jamais
ces souvenirs qui me reviennent
pour une raison insignifiante, et qui ont déclenché
les foudres féroces et ardentes de la guerre,
simplement pour savoir qui était le meilleur.
César ou Pompée, à l'épreuve.
Luke Cuzner avait toujours sa part.
Car Luke, dans les jours d'antan,
avait une tendance très combative,
ne défiant jamais les paresseux ou les lents,
et ne se souillant jamais du « coup du lâche ».
Le marché Byward (nommé en l'honneur du colonel John By, ingénieur de l'armée britannique qui a supervisé la construction du canal Rideau) désignait un quartier animé où les agriculteurs locaux venaient vendre leur bétail, leurs fruits et leurs légumes. Les rues étaient larges pour accueillir les calèches, les étalages de ferme improvisés, les chevaux attachés et les animaux en caissons. On pouvait y faire égorger ses lapins et sa volaille sur demande, acheter des légumes frais provenant des fermes de la vallée de l'Outaouais ou se procurer du matériel neuf pour son cheval et sa calèche. Les boutiques étaient rudimentaires et bondées : elles abritaient des marchands de fruits et légumes, des charcutiers, des bouchers, des boulangers, des ferblantiers, des peintres d'enseignes, des marchands de journaux et des taverniers. Les lieux puaient le crottin de cheval, l'urine, le tabac et le pin. On y entendait résonner le claquement des sabots des chevaux, des roues en acier sur la pierre, du chant des coqs, des cris des porcs et des hurlements des hommes. Des femmes vêtues de jupes victoriennes poussiéreuses effectuaient les courses pour leur famille. Les enfants restaient bouche bée devant les abattoirs de poulets et d'oies, tandis que les voyous s'enfuyaient avec des fruits volés.
Une vue du marché Byward à Ottawa à la fin des années 1800. Le magasin McDougall and Cuzner Hardware se trouvait juste à droite de cette photo.
Illustration pour un journal d'Ottawa représentant l'angle nord-est des rues Sussex et George pour commémorer l'exposition de l'Académie canadienne des arts dans le Clarendon, un édifice de quatre étages. À l'arrière-plan, à gauche, on aperçoit les lettres McD & C STOVES peintes sur le mur de l'édifice qui abritait le magasin de quincaillerie McDougall and Cuzner, situé au 521-23, rue Sussex. John, le père d'Eddy, était le propriétaire de ce magasin. Les œuvres d'art exposées ici en 1880 ont servi de base à la remarquable collection permanente du Musée des beaux-arts du Canada.
Le marché Byward se trouvait dans le coin sud-ouest d'un grand quartier ouvrier connu sous le nom de Basse-ville (Lowertown) Bien que le nom Basse-ville vienne du fait qu'il était situé en contrebas de la Colline du Parlement et d'Uppertown, il faisait également allusion à la réalité économique de ses habitants — des familles ouvrières issues des migrations juives et irlandaises et des ouvriers français —, le genre de citoyens auxquels on refusait l'accès et l'adhésion aux institutions sociales fermées de l'époque, comme les clubs privés Rideau et Laurentian d'Uppertown, ainsi que les clubs de golf et les clubs privés de campagne situés dans la campagne environnante. La quincaillerie Cuzner se trouvait sur Sussex Street (aujourd'hui Sussex Drive), qui formait en quelque sorte la limite ouest de la Basse-ville (Lowertown). Sussex n'était pas très chic à l'époque de la Grande Guerre, mais plus organisée que le chaos saisonnier du marché fermier situé à quelques rues à l'est. Ici, les magasins présentaient des vitrines animées et patriotiques, de hauts plafonds, des intérieurs remplis de tiroirs et de présentoirs bondés d'articles, qui sentaient le bois ciré, la fumée de cigarette et le cuir, et qui étaient remplis d de leurs marchandises : chapeaux fedora, vêtements pour femmes, articles de chasse et de pêche, alcool, canapés Chesterfield rembourrés de crin de cheval, papier peint, bottes d'équitation et cigares. En 1916, Sussex était un véritable centre commercial.
La quincaillerie Cuzner — 125 ans au service d’Ottawa et la vallée de l’Outaouais
La quincaillerie Cuzner s'appelait à l'origine McDougal Hardware. McDougal a démarré son commerce sur Sussex Street, mais a ensuite ouvert un magasin à l'angle de Lett Street et Queen Street West, dans le quartier des Plaines LeBreton (LeBreton Flats) (qui déménagera plus tard à l'angle de Duke Street et Bridge Street, toujours dans Les Plaines Lebreton, une zone d'Ottawa connue pour ses maisons en rangée pour la classe ouvrière, ses entrepôts de bois et ses industries légères : fonderies, ateliers de peinture, brasseries, ateliers d'usinage, scieries et usines électriques. John Cuzner, le fils de James, travaillait pour McDougal et finit par racheter l'entreprise. Francis McDougal, l'associé de Cuzner dans l'entreprise, devint maire d'Ottawa de 1985 à 1986. Un article sur le nouveau maire d'Ottawa, publié dans l'Ottawa Journal le 31 décembre 1886, déclarait :
Il y a quelques années, il a ouvert une succursale à « Le Breton's Flats », aujourd'hui Victoria Ward, et une autre à Mattawa, deux entreprises qui connaissent encore aujourd'hui un grand succès. Il y a quelques années, il s'est associé à M. John Cuzner, un jeune homme aux habitudes professionnelles stables et énergiques, qui travaillait pour lui depuis son plus jeune âge.
C'est ici, à Ottawa, en 1850, qu'est né William John Cuzner, le père d'Eddy et petit-fils de James Cuzner, de Frome. En plus des magasins de la rue Sussex et de Lebreton Flats, ils exploitaient une succursale à Mattawa, en Ontario, à environ 300 kilomètres au nord-ouest d'Ottawa.
Cette photographie datant d'août 1898 montre le magasin de la société McDougal and Cuzner Hardware dans le quartier des Plaines Lebreton d'Ottawa, qui était à l'origine situé à l'angle des rues Duke et Bridge. Ce quartier a été entièrement détruit par un incendie un an après cette photo, tout comme l'ensemble du quartier, lors du grand incendie de 1900 qui a ravagé les entrepôts de bois des Flats et une partie de Hull et de Lebreton jusqu'au lac Dow. Le magasin a alors été relocalisé au 40, rue Queen Ouest, à côté de la station de pompage de la rue Fleet. Il y est resté jusqu'à ce que de nouveaux locaux puissent être construits un coin de rue plus à l'ouest, à l'angle sud-est des rues Queen Ouest et Lett (au n° 60 Queen Ouest), où il est demeuré pendant des décennies, parallèlement à l'emplacement de Sussex.
Une scène des années 1920 prise en direction sud-ouest le long de Queen Street West. Duke Street se trouve à droite, tout comme les garages de l'Ottawa Electric Railway. Le bâtiment à gauche, avec son enseigne peinte vantant les poulies et fournitures industrielles DODGE, est le troisième magasin McDougal and Cuzner du quartier (au n° 60 Queen W). Le premier a été détruit lors du grand incendie de 1900 et le deuxième, à caractère temporaire, se trouvait à quelques portes à gauche de ce cadre photo, au 40 Queen W.
In 1958, the building which housed Cuzner Hardware on Sussex Street suffered heavy damage in a fire that started in the kitchen of the Sussex Grill restaurant on the ground floor and spread through the ventilation system. It was a tough pill to swallow after the recent death of Eddy’s brother Willard who had run the store since 1902. The driving force behind the Cuzner Hardware enterprise had diminished drastically, and in February of 1960, Cuzner Hardware surrendered its charter and ceased to exist. Image via Newspapers.com
Après l'incendie, Cuzner Hardware a quitté le quartier et son nouveau locataire, Hobby House, une autre entreprise emblématique, a ouvert ses portes le 1er mai 1959, mais a quitté les lieux en 1964.
Le 521-523, rue Sussex, où se trouvait McDougal and Cuzner Hardware (plus tard Cuzner Hardware), était un endroit très populaire dans l'histoire des baby-boomers d'Ottawa, car il abritait le Le Hibou Coffee House, un café de renommée internationale. Cet établissement a ouvert ses portes dès 1960 sur la rue Bank, mais a ensuite déménagé sur la rue Sussex en mars 1965. C'est dans ces locaux historiques de Cuzner que des icônes de la musique telles que Joni Mitchell, Muddy Waters, Van Morrison, Neil Young, Gordon Lightfoot, John Prine, Leonard Cohen, John Lee Hooker, Tom Rush, Jesse Winchester, Taj Mahal, Buddy Guy, Kris Kristofferson et des centaines d'autres se sont succédés sur scène pour le plus grand plaisir des générations Beat et baby-boomer. Des artistes de passage comme Jimi Hendrix et George Harrison, qui se produisaient dans de plus grandes salles à Ottawa, pouvaient souvent être présents aux concerts après les heures d'ouverture au Hibou.
Eddy est né en 1890. Il était le deuxième A. E. Cuzner de la famille. Son frère aîné, Alfie Edward Cuzner, est né en 1883, mais est décédé quelques années plus tard. Eddy avait un autre frère aîné nommé Willard, un frère cadet nommé Ivan qui est décédé à l'âge de 5 mois, et deux sœurs nommées Eileen et May.
Pendant un certain temps, la famille Cuzner habitait La Basse-ville, au 157, rue Augusta, la deuxième porte à gauche d'une maison en rangée de six portes, à quelques mètres seulement de la rue Rideau, l'artère principale d'Ottawa à l'époque. Il semble qu'ils aient déménagé plus tard, car le père d'Eddy est décédé d'un rhumatisme aigu à la maison en 1907, alors qu'Eddy était encore au secondaire. Selon les journaux, la famille vivait à cette époque au 20, avenue McKenzie, à seulement un coin de rue à l'ouest de leur quincaillerie de la rue Sussex.
Le succès de l’entreprise McDougal and Cuzner Hardware leur permit finalement de quitter le tumulte de la Basse-ville. La mère et les sœurs d'Eddy s'installèrent dans la nouvelle banlieue d'Ottawa, connue sous le nom de Glebe. Elle y vécut avec le reste de la famille sur la Première Avenue. Après la mort de son père, le frère d'Eddy, Willard, a pris la direction du magasin Sussex en 1909 et de facto, il est devenu le patriarche de la famille.
Grandir en sportif — le chasseur et le footballeur
Alors que Manfred von Richthofen était issu d'une famille aristocratique prussienne influente et portait le titre de Freiherr (littéralement « seigneur libre » ou « baron »), c'était Eddy Cuzner qui était le plus instruit des deux. Manfred a d'abord été scolarisé à domicile par des tuteurs, puis a brièvement fréquenté une école primaire à Schweidnitz, où se trouvait le domaine familial. À l'âge de 11 ans, il fut inscrit à la Königlich Preußische Hauptkadettenanstalt (Académie royale prussienne des cadets), où il apprit les compétences et le comportement arrogant d'un officier de cavalerie prussien. Il adorait les activités viriles de l'aristocratie : l'équitation, la chasse au sanglier et la collection de trophées.
A la même époque mais de l'autre côté de l'Atlantique, le jeune Eddy suivait sa scolarité à l'Ottawa Model School, une école primaire de formation des enseignants rattachée à l'Ottawa Teachers' College (également connu à l'époque sous le nom de Normal School). Située dans l'enceinte du Teachers' College, à l'angle des rues Lisgar et Elgin, elle servait à donner aux enseignants une expérience pratique en formant de vrais élèves. Le bâtiment de l'école existe toujours aujourd'hui. Après l'école primaire, il a fréquenté l'Ottawa Collegiate Institute, l'une des deux seules écoles secondaires anglophones d'Ottawa à l'époque, aujourd'hui connue sous le nom de Lisgar Collegiate Institute (l'autre était la Kent Street School). Eddy a joué au rugby senior avec l'équipe de Lisgar et s'est distingué comme un athlète de premier plan. Il sera l'un des plus de 130 anciens élèves de Lisgar à mourir pendant la Première Guerre mondiale.
Après le secondaire, Eddy a obtenu un baccalauréat ès arts à l'Université de Toronto et lorsque la guerre a éclaté, il étudiait pour obtenir un autre diplôme en sciences forestières. Athlète exceptionnel toute sa vie, Eddy s'est distingué au football américain et au hockey en tant que membre des équipes de rugby et de hockey Varsity Blues de l'Université de Toronto. Son nom apparaissait chaque semaine dans les pages sportives du Toronto Star. Cependant, en 1913, de graves blessures au genou l'ont contraint à quitter le terrain et la patinoire pour devenir entraîneur adjoint de la première équipe de rugby des Varsity Blues en 1913. En 1914, il était également entraîneur de la deuxième équipe de hockey.
Lorsque la guerre éclata, Eddy voulait partir outre-mer, mais il voulait aussi piloter. Pour s'assurer d'y parvenir, il lui fallait arriver en Angleterre avec une expérience de vol à son actif et une licence du Royal Aero Club en poche. En 1916, il abandonna ses études au département des forêts et s'inscrivit à un programme de formation au pilotage à la toute nouvelle Curtiss Flying School, qui formait de jeunes Canadiens à devenir pilotes pour le Royal Naval Air Service (RNAS) et le Royal Flying Corps. L'aérodrome de Longbranch, où se déroulait cette formation, était reconnu comme le premier aérodrome officiel du Canada et géré par nul autre que le premier aviateur canadien, J. A. D. McCurdy, célèbre pour son appareil nommé Silver Dart. Le programme de formation comprenait une initiation au pilotage des hydravions Curtiss Model F basés à Hanlan's Point, sur l'île de Toronto, ainsi qu'une formation dite « avancée » composée de vols en solo à bord de Curtiss JN-3 à roues sur l'aérodrome de la société à Longbranch (situé à l'ouest de Toronto, en Ontario, et juste à l'est de Port Credit, aujourd'hui Mississauga).
Une photographie de 1912 de l'équipe de rugby Varsity Blues de l'Université de Toronto superposée à une photo moderne de la même porte d'entrée du bâtiment de l'University College, situé au 15 King's College Circle, à Toronto. Eddy Cuzner est encerclé en rouge. Un an plus tard, ses blessures l'ont contraint à assumer un rôle d’entraineur au sein de l'équipe.
Après avoir subi une blessure au genou qui a mis fin à sa carrière, Eddy Cuzner est demeuré dans le milieu sportif universitaire à l'Université de Toronto, d'abord comme entraineur adjoint de l'équipe de rugby, puis comme entraineur de l'équipe de hockey sur glace de l'université.
Les étudiants devaient défrayer eux-mêmes leurs frais de scolarité, soit 400 $ (50 $ à la soumission de leur demande et 350 $ à leur admission au programme). On leur promettait que s'ils terminaient le cours avec succès et obtenaient leur licence, le gouvernement britannique leur rembourserait 375 $ du montant total. Le temps total de vol requis devait être de 400 minutes (6,5 heures !). Cependant le RFC et le RNAS faisaient pression sur l'école pour qu'elle envoie les étudiants avant la fin de leur formation. On voulait qu'ils puissent terminer leur instruction de vol en Grande-Bretagne pour accélérer leur déploiement opérationnel sur le front. Les journaux de Toronto de l'été 1916 rapportaient que les étudiants s'inquiétaient de ne pas recevoir le remboursement promis, car ils n'avaient pas obtenu leur licence avant de partir outre-mer.
Un hydravion Curtiss Model F au-dessus du port de Toronto. Eddy Cuzner et ses camarades pilotes stagiaires ont commencé leur formation de base sur ces hydravions lents opérant à partir de Hanlan's Point Beach, près de l'actuel aéroport Billy Bishop Toronto City. Dès 1884, une partie de Hanlan's Point Beach était réservée à la baignade nudiste, devenant ainsi la première plage nudiste au monde autorisée par les autorités municipales.
Un pilote de l'école de pilotage Curtiss Flying School à Longbranch, en Ontario (aujourd'hui dans la région de Mississauga), se prépare à démarrer son Curtiss JN-4 Canuck en octobre 1915. C'est le type d'avion qu'Eddy pilotait à la même période de l'année où il a suivi sa formation. Photo via Harold Skaarups www.silverhawkauthor.com.
Eddy Cuzner a terminé son programme à l'école Curtiss et obtenu son certificat du Royal Aero Club (n° 3627) le 3 septembre 1916. Il est ensuite rentré chez lui à Ottawa pour dire adieu à sa famille en compagnie d'un autre élève-pilote de Curtiss, Cecil John Clayton (certificat R.A.C. n° 3629), originaire de Victoria, en Colombie-Britannique. C'est à Ottawa que les deux hommes se sont enrôlés dans le Royal Naval Air Service, avec la garantie d'un passage payé vers la Grande-Bretagne.
Après un bref repos et quelques adieux, Eddy et Cecil ont pris le train à la gare Union, au centre-ville d'Ottawa, à destination de Montréal, où ils ont embarqué à bord du S.S. Corinthian, un navire cargo et passager de la compagnie Allan Line, basée à Glasgow, qui était le principal transporteur transatlantique entre le Canada et l'Écosse au XIXe siècle. Le Corinthian servirait désormais de navire de transport de troupes pour le Corps expéditionnaire canadien sur la route Montréal-Londres et, depuis le rachat de la compagnie Allen Line, il appartenait alors à la Canadian Pacific. Les mouvements maritimes, en particulier ceux des navires de transport de troupes, étaient tenus secrets pendant la Première Guerre mondiale par crainte des attaques sous-marines, mais les arrivées à bon port étaient largement rapportées. Une brève annonce parue dans la Montreal Gazette du 13 septembre indiquait : « Le S. S. Corinthian, commandé par le capitaine Tannock, est maintenant inscrit à la douane. Les destinataires sont priés de transmettre leurs déclarations sans délai — Canadian Pacific Ocean Services Limited, Managers and Agents. » Le S. S. Corinthian a également été indirectement impliqué dans le voyage fatidique du RMS Titanic en avril 1914, lorsque le capitaine Tannock a demandé qu'un rapport sur la glace qu'il avait reçu du navire jumeau S.S. Corsican soit retransmis au Titanic.
Eddy Cuzner s'embarqua pour la Grande-Bretagne à bord du S. S. Corinthian de la compagnie Allan Line (qui avait alors fusionné avec Canadian Pacific) et arriva à Londres le 30 septembre 1916. Le Corinthian fut intégré à la flotte de Canadian Pacific lorsque CP acquit Allan en 1917. Le 14 décembre 1918, le Corinthian fit naufrage dans la baie de Fundy. Il n'y eut aucun mort, mais les efforts pour sauver le navire furent rapidement abandonnés et par conséquent il fut déclaré une perte totale.
Après une traversée sans incident d'environ deux semaines (y compris une escale à Québec), Eddie et Cecil Clayton débarquèrent du Corinthian le 30 septembre 1917. Le Corinthian a survécu la guerre, mais s'échoua au large de la côte de la baie de Fundy, en Nouvelle-Écosse, un mois après la fin du conflit. Il avait quitté Saint John, au Nouveau-Brunswick, à 7 heures du matin le 14 décembre (1918) avec à son bord une cargaison de produits alimentaires destinés à pallier les pénuries de guerre en Grande-Bretagne. Le navire s'était égaré dans un épais brouillard à l'entrée de la baie de Fundy et, à 15 heures, s'échouera sur le récif nord-ouest de l'île Brier. L'année avait été difficile pour l'ouest de la Nouvelle-Écosse et les habitants sont sortis en bateau pour récupérer une grande partie de la cargaison de vivres qui leur a permis de passer l'hiver. Le London Times rapporta que : « En raison de leur manque de compétence en matière de navigation, qui a entraîné la perte de leur navire, les certificats du capitaine [Tannock — NDLR] et du second du navire à vapeur Corinthiande la C.P.R. ont été suspendus pour trois et six mois, respectivement. »
Pilote de la marine en formation
Au début du mois d'octobre 1916, Cuzner et Clayton ont suivi un cours de base pour les nouvelles recrues au H.M.S. President II (Crystal Palace), un cours similaire à celui que suivaient les jeunes pilotes recrues au Manning Depot pendant la Seconde Guerre mondiale. De là, ils ont poursuivi leur formation au pilotage et leur évaluation en Angleterre. C'est là que les deux hommes ont été nommés sous-lieutenants de vol, en probation.
Pour Cuzner et Clayton, les six heures d'instruction de base accumulées à la Curtiss Flying School ne représentaient qu'une infime partie de ce qui était nécessaire. À cette époque, la formation élémentaire au pilotage consistait en 20 à 25 heures de vol en solo aux soins de l'une des quatre écoles de pilotage du RNAS : Eastchurch (Kent), Chingford (Londres), Eastbourne (East Sussex) ou Redcar (Yorkshire). Pour Eddy Cuzner et Cecil Clayton, c'est à la RNAS Redcar qu'ils ont suivi cette phase initiale d'évaluation et de formation, qui a débuté le 4 novembre. L'aérodrome de Redcar, sur la côte du Yorkshire, hébergeait une école de pilotage élémentaire pour les pilotes nouvellement engagés dans le Royal Naval Air Service, bien qu’en plus de son rôle comme base d’entrainement, plusieurs opérations offensives et défensives aient également été menées à partir de cet aérodrome.
La base avait été établie dans le cadre d'une chaîne de nouvelles stations aériennes requises après le bombardement naval allemand des villes de la côte est en décembre 1914. L'instruction y était effectuée sur le Caudron G.3., appareil d’apparence fragile.
La vie d'une recrue en formation de base à Crystal Palace ne convenait pas à quelqu'un en quête d'intimité, comme en témoignent ces rangées interminables de hamacs servant de couchettes. Photo: Imperial War Museum
Probationary Flight Sub Lieutenants get a beginner’s lesson on the Caudron biplane at Crystal Palace. Photo: Imperial War Museum
Cuzner et Clayton ont suivi une formation initiale supplémentaire à la RNAS Redcar sur le Caudron G3, un sesquiplane[1]de conception et de fabrication françaises utilisé par les Britanniques au début de la guerre sur le front, alors que la production d'avions britanniques demeurait insuffisante. Connu sous le nom « Cage à poules » par les Français en raison de sa ressemblance à un enclos à poules en fil de fer. Le Caudron que l'on voit sur cette photo, un exemplaire belge restauré et portant le numéro de série 3066 de la RAF, existe encore aujourd'hui et est exposé au musée de la RAF à Hendon. Le Caudron 3066 était un avion piloté par les élèves de la RNAS à l'école de pilotage de la RNAS à Vendôme, en France. Photo: Imperial War Museum
Le Caudron représenté sur cette image, un modèle civil d'après-guerre, montre la configuration poste de pilotage et instructeur/élève. Cet avion (F-AFDC) est aujourd'hui au Musée royal de l'Armée et d'Histoire militaire à Bruxelles, en Belgique.
Par la suite, Cuzner et Clayton se sont retrouvés ensemble à la Central Flying School, dans la nouvelle base RNAS Cranwell, dans le Lincolnshire, pour suivre une formation avancée sur le Royal Aircraft Factory B.E.2c. En 1917, le B.E.2c avait été relégué à des missions d'entraînement en raison de ses performances relativement médiocres face aux avions de chasse allemands plus avancés. Ces performances lui valurent le surnom de « Fokker Fodder » (proie facile pour les Fokker) de la part de ses pilotes et de « Kaltes Fleisch » (viande froide) de la part de leurs adversaires allemands. Les versions ultérieures du B.E.2c, comme le modèle « e », étaient toujours opérationnelles sur le front occidental, mais n'étaient pas plus performantes que les avions d'entraînement pilotés par Eddy.
À Cranwell, Cuzner et Clayton ont obtenu leurs ailes de pilote en pilotant le Royal Aircraft Factory B.E.2c.
Après la remise de leurs ailes à Cranwell, Clayton fut affecté à la base RNAS Calshot près de Southampton, où il suivit une formation sur les hydravions Felixstowe F5. Il termina la guerre comme commandant adjoint de la base Royal Air Force Station Felixstowe où se trouvait la station expérimentale d'hydravions de la Royal Navy, ayant mérité une Croix du Service distingué dans l’Aviation--DFC (Distinguished Flying Cross) dans son parcours. Il continua à piloter des hydravions au Canada jusqu'au début des années 1920, puis se tourna vers la dentisterie, tout en passant ses étés scolaires à effectuer des patrouilles de protection forestière au Québec et en Ontario avec Laurentide et l'Ontario Provincial Air Service. Il a pratiqué la dentisterie à Rainy River, en Ontario, et à Victoria, où il est décédé en 1965.
Vue aérienne de la base RNAS Station Calshot où Clayton a suivi sa formation sur les hydravions. Photo: Imperial War Museum
Clayton a ensuite suivi une formation complémentaire sur l'hydravion militaire Felixstowe F.3 à Calshot. Photo: Imperial War Museum
Eddy a obtenu son brevet de pilote à l'issue de sa formation à Cranwell le 21 février 1917. Son dossier militaire indique qu'il n'avait accumulé que 22 heures et 45 minutes de vol. Ce chiffre n'inclut probablement pas les six heures accumulées à Toronto. Trois semaines plus tard, le 8 mars, après une pause, il fut affecté à la base aérienne royale de Dover, à Guston Road, probablement pour s'embarquer vers la France.
Après son congé, Eddy rejoignit directement le 8e escadron du Royal Naval Air Service, où il arriva le 16 mars. C’est là qu’il apprit dans la foulée comment piloter et combattre avec les triplans Sopwith agiles que le 8e escadron venait d'acquérir à la fin du mois de février. Depuis octobre, l'escadron était installé à l'aérodrome de Saint-Pol-sur-Mer, à la périphérie de Dunkerque, sur le flanc nord-ouest du front, près d'Ypres. L'escadron a poursuivi ses opérations à « St. Pol » jusqu'en février 1917, passant finalement de ses Sopwith Pups et Nieuports aux nouveaux « Tripes » (dans l’argot des pilotes), plus agiles.
À Saint-Pol, il y avait également un escadron de la marine française, l'Escadrille de Chasse Terrestre du Centre d'Aviation Maritime de Dunkerque, qui utilisait également des Sopwith Triplanes pour protéger à la fois la base de Dunkerque et les bombardiers français opérant dans la région. En mars, l'escadron s'installa au centre de la ligne de front, dans la région d'Arras-Vimy, et s'établit à l'aérodrome d'Auchel, au cœur de la région minière française et belge. C'est là qu'Eddy rejoignit l'escadron.
Le n° 8 RNAS a été reconstitué à Saint-Pol-sur-Mer en février 1917, l'année où cette vue aérienne de l'aérodrome a été prise. Il ne s'agissait pas d'un aérodrome improvisé au front, mais plutôt d'une grande base aérienne permanente.
industrialisé où d'énormes amoncellements de déchets issus de l'extraction du charbon, appelés « terrils » s'élevaient à des hauteurs impressionnantes dans la plaine autrement plate du département du Pas-de-Calais. Le bassin minier est aujourd'hui inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO.
La silhouette immaculée de « Canada Bereft (Canada dépourvu) » se dresse sur l'imposant socle du Mémorial national canadien de Vimy, près d'Arras. Au loin, on aperçoit les terrils du département du Pas-de-Calais, où Eddy Cuzner a servi avec le n° 8 pendant sa brève période de guerre.
Le triplan Sopwith fut acheté en grande quantité par le Royal Naval Air Service qui s’en servait presque exclusivement. Richthofen déclara que le triplan était le meilleur chasseur allié de l'époque, un sentiment partagé par d'autres officiers supérieurs allemands tels qu'Ernst von Hoeppner. Plusieurs exemplaires furent capturés et évalués, ce qui aboutit en quelques mois à la conception du Fokker D.I, le triplan auquel Richthofen serait finalement et pour toujours associer.Photo: Imperial War Museum
La disposition des ailes du triplan était impressionnante et lui conférait une grande aisance de montée et une maniabilité impressionnante. Comme beaucoup de ses contemporains, il était étonnamment petit, mesurant environ 5,8 mètres de long et 7,9 mètres d'envergure. À la fin de l'année 1916, la production en série de ce modèle a commencé pour satisfaire aux commandes passées par l'Amirauté. Au début de l'année 1917, les premiers exemplaires du triplan ont été livrés aux escadrons du Royal Naval Air Service, comme le n° 8 de Cuzner, qui a reçu son premier appareil en mars 1917. Photo: Imperial War Museum
Un rapide coup d'œil à l'arrière d'un triplan nous montre que ses ailes étaient toutes les trois dotées d'ailerons, ce qui lui assurait une maniabilité extraordinaire. Photo: Imperial War Museum
Un mois d’avril sanglant
Si avril 1917 fut un mois marqué par de grands succès canadiens sur le front occidental et considéré comme un moment important de la participation canadienne à la Première Guerre mondiale, ce fut également le mois le plus coûteux de toute la guerre pour les aviateurs du Royal Flying Corps et leurs frères du Royal Naval Air Service. Le RFC perdit 245 avions, 211 membres d'équipage furent tués ou portés disparus et 108 furent capturés et faits prisonniers de guerre. Face à ce bilan désastreux, les Allemands n’avaient perdu que 66 avions. Parmi les facteurs qui ont contribué à ces lourdes pertes, on peut citer l'utilisation par le RFC d'avions obsolètes comme le B.E.2, le manque d'avions de chasse supérieurs et l'inexpérience des pilotes face aux chasseurs allemands Albatros D.III, une situation exacerbée par la mauvaise formation des pilotes à qui on imposait les tactiques agressives des Britanniques.
L'armée de l'air allemande, en particulier les unités de chasse spécialisées connues sous le nom de Jastas(Jagdstaffeln), avait acquis un avantage technologique significatif grâce à leurs avions de chasse avancés comme l'Albatros D.III. De nombreuses unités du RFC étaient encore équipées d'avions obsolètes et vulnérables, tels que le B.E.2, qui était un appareil stable et adapté à la reconnaissance, mais lent, sous-motorisé et peu maniable, et donc une proie facile pour les chasseurs allemands.
Sous le commandement du major-général Hugh Trenchard, la RFC maintint une posture offensive continue malgré de lourdes pertes, menant des missions vitales de reconnaissance aérienne et d'observation des positions d'artillerie au-dessus des lignes allemandes. Cela mena à des combats quotidiens livrés sous des conditions défavorables. De nombreux nouveaux pilotes de la RFC et du RNAS arrivèrent au front avec une expérience de vol insuffisante et une formation au combat minimale. Ainsi l'espérance de vie moyenne d'un aviateur nouvellement arrivé diminua à seulement 11 jours durant cette période.
Eddy Cuzner eut la malchance d'arriver sur le front occidental deux semaines seulement avant avril, après une formation cruellement insuffisante : seulement 30 heures de vol au total, dont la plupart avec un instructeur à bord. Sans aucune formation au combat, il eut la chance de survivre le mois au complet... ou presque.
Manfred von Richthofen souriant, le commandant de la Jasta 11, entouré de ses pilotes compagnons et de son chien Moritz, à Roucourt, France, en avril 1917. Ces cinq hommes seuls ont infligé d'énormes pertes à la RFC (Royal Flying Corps) et à la RNAS (Royal Naval Air Service) au mois d'avril — De gauche à droite : 81 avions alliés !! Sebastian Festner (neuf victoires ce mois-là, tué le 25 avril), Karl-Emil Schäffer (quinze victoires), Manfred von Richthofen (21 victoires), son frère Lieutenant Lothar von Richthofen (quinze victoires) et Lieutenant Kurt Wolff (21 victoires). Photo : Imperial War Museum
Richthofen, second à partir de la gauche, présente certains de ses pilotes du Jasta 11 au Generalleutnant Ernst Wilhelm Arnold von Hoeppner, le général commandant du service aérien impérial allemand (Luftstreitkräfte) à Roucourt, en France, le 23 avril 1917, six jours seulement avant que Richthofen n'abatte Eddie Cuzner. Hoeppner était venu féliciter Richthofen et ses pilotes pour leurs récentes victoires contre les Britanniques lors de ce qui fut baptisé « Avril sanglant » par les pilotes du Royal Flying Corps et du Royal Naval Air Service. Photo via www.masnystoria.fr
Richthofen et sa journée la plus sanglante
Il ne manquait pas d'activité aérienne le long du front occidental le lundi 29 avril 1917. Le ciel était dégagé et la température avoisinait les 20 degrés Celsius et donc une bonne journée pour la chasse. Du côté allemand, les Jastas 5, 11 et 12 étaient en activité toute la journée, tandis que du côté allié, les escadrons 12, 18, 19, 56 et 57 du Royal Flying Corps préparaient leurs avions à l'aube. Les escadrons 1, 3 et 8 du Royal Naval Air Service faisaient de même. En fin de journée, cependant, les épaves de plus de 20 avions britanniques joncheront le front, dont près du tiers abattu par les frères Richthofen, Manfred et Lothar..
En plus de célébrer ses victoires avec une coupe commémorative en argent, Richthofen aimait se rendre sur les lieux des épaves de ses victimes pour découper le numéro de série normalement trouvé sur le fuselage des débris. Ce « scalp » en dit long sur la façon dont il considérait les hommes qu'il avait tués. Étant donné que tous les numéros de série figurant sur cette image proviennent d'avions qu'il a abattus en avril 1917 ou avant, il y a de fortes chances qu'on se trouve ici sa chambre au Château Raucourt.
Peu après midi ce jour-là, aux commandes de son Albatros D.III « Le Petit Rouge » entièrement peint en rouge, Manfred Richthofen menait la Jasta 11 au-dessus de la région de LéCluse, à mi-chemin entre Lens et Calais. Il était à l’affût de cibles faciles telles que des avions de reconnaissance ou des bombardiers britanniques et français. Mais voilà que la Jasta fut attaquée elle-même par une patrouille de trois SPAD du 19e escadron de la RFC, surnommé ironiquement « l'Escadron choisi ». Au cours du combat aérien qui s'ensuivit, deux des trois SPAD furent abattus, Richthofen abattant un SPAD VII piloté par le lieutenant Richard Applin, originaire du Wiltshire, du Royal Flying Corps. Toujours impitoyable, dans ses mémoires Richthofen écrit :
Mon homme fut le premier à tomber. Je suppose que j'avais détruit son moteur. Quoi qu'il en soit, il décida d'atterrir. Je ne lui accordai aucun répit. Je l'ai donc attaqué une deuxième fois, ce qui a eu pour conséquence de détruire complètement son appareil. Ses ailes se sont détachées comme des feuilles de papier et le fuselage est tombé comme une pierre, le tout brûlant violemment. Il s'est écrasé dans un marécage. Il était donc impossible de le dégager et je n'ai jamais découvert le nom de mon adversaire. Il avait disparu. Seule l'extrémité de la queue de son appareil était visible et marquant ainsi l'endroit où il avait creusé sa propre tombe.
Environ cinq heures plus tard, lors d'une autre patrouille le même jour, Richthofen menait son escadrille d'Albatros D.III au sud-ouest d'Inchy lorsqu'il attaqua un malheureux F.E.2b du 18e escadron, un biplace obsolète chargé de protéger les avions de reconnaissance à l'aide d'un mitrailleur dans le nez équipé d'une ou deux mitrailleuses Lewis. L'avion, piloté par deux adolescents — le Sergent George Stead et le Caporal Alfred Beebee, mitrailleur/observateur — n'avait aucune chance. Stead avait 19 ans, était marié et venait de devenir père huit semaines auparavant. Le Caporal Beebee était encore plus jeune, âgé de 18 ans, s'étant enrôlé avant l'âge légal. Leurs corps n’ont jamais été retrouvés et ils n'ont donc pas de tombe connue.
Deux heures et demie plus tard, vers 19 h 25, Richthofen, Lothar et Jasta 11 effectuaient leur quatrième et dernière patrouille de la journée lorsqu'ils croisèrent, à cinq kilomètres à l'ouest d'Arras, entre Roeux et Monchy-le-Preux, deux B.E.2 de la Royal Aircraft Factory appartenant au 12e escadron. C’est ce même type d'avion obsolète et sous-motorisé que Cuzner et Clayton avaient utilisé pour s'entraîner quelques semaines plus tôt. Le B.E.2.e était une version sesquiplane du 2c, mais bien qu'il fût censé être une grande amélioration par rapport à la version « c », ce fut une grande déception. Les deux hommes étaient en mission de repérage d'artillerie lorsqu'ils rencontrèrent le Jasta 11. Manfred attaqua l'un des deux avions, piloté par le Sous-lieutenant David Evan Davies, avec un Canadien, le Lieutenant George Rathbone de Toronto, comme observateur/mitrailleur. Lothar s'occupa du second. Comme Manfred le racontera plus tard,
À 19 h 25, près de Rouex, de ce côté-ci des lignes. Avec mon frère, nous avons chacun attaqué un avion de repérage d'artillerie volant à basse altitude. Après un bref combat, l'avion de mon adversaire a perdu ses ailes. En s'écrasant près des tranchées à proximité de Rouex, l'avion a pris feu.
Les corps des six hommes abattus par Richthofen ce jour-là, n'ont jamais été retrouvés et ils n'ont donc pas de tombe connue.
La formation de huit avions de reconnaissance Albatros de Richthofen a ensuite mis le cap vers le nord, en direction de Lens. À environ 8 kilomètres au nord-est de l'emplacement actuel du Mémorial de Vimy, ils ont engagé le combat contre un groupe mixte composé de triplans Sopwith, de SPAD et de Nieuport.
Les numéros 49, 50, 51 et 52 de la collection de coupes d'argent de Richthofen correspondent à des jeunes hommes originaires d'Angleterre et du Canada. J'ai pu trouver des photos de cinq d'entre eux : de gauche à droite : Richard Applin, George Stead, Alfred Beebee, George Rathbone et Eddy Cuzner. Au total, ce jour-là, Richthofen a réduit six jeunes hommes à néant, car leurs corps n'ont jamais été retrouvés et aucun d'entre eux n'a de tombe connue.
La 16e et dernière patrouille de combat d’Eddie.
À peu près au même moment où Richthofen a précipité Davies et Rathbone vers la mort, Eddy Cuzner survolait la crête de Vimy avec les autres Naval 8 Tripes, cherchant à abattre des avions allemands pour tenter d’alourdir le bilan du « Avril sanglant ». Ils étaient accompagnés de SPAD et de Nieuports du Royal Flying Corps.
Eddy était désormais pilote de reconnaissance au combat depuis six semaines. Après une période d'entraînement sur triplan et de familiarisation avec le front, il avait désormais 15 patrouilles de combat à son actif. Sans être un novice absolu, il n'était pas un vétéran expérimenté non plus. Selon Jon Guttman, dans « Naval Aces of World War 1 » (1975), Eddy décolla d'Auchel ce soir-là à 17 h 20 en compagnie de cinq autres pilotes de la Naval 8, qui allaient tous se distinguer sur le front occidental.
Le vol des « Tripe Hounds » était commandé par le Commandant Anthony Rex Arnold, DSC, DFC qui finirait la guerre comme as avec 5 victoires à son actif. Il était accompagné du Sous-lieutenant australien Robert Little, DSO et Bar, DSC et Bar, qui remporta 47 victoires avant de mourir un an plus tard ; son compatriote canadien, le Sous-lieutenant Rod McDonald, qui allait également périr un an plus tard, avec 8 victoires à son actif, et A. R. Knight, de Collingwood, en Ontario, et le Sous-lieutenant Philip Andrew Johnston, un autre Australien, avec 6 victoires (à la fin de la guerre) qui allait mourir dans une collision aérienne au combat en août. Cuzner et McDonald étaient tous deux nouvellement arrivés dans l'escadron la même semaine, fort à parier qu'ils ne commandaient pas cette patrouille.
Eddy pilotait le triplan N5463, dont le fuselage portait le nom « DORIS ». Les avions auxquels ils étaient souvent associés portaient des noms, Little pilotait probablement son N5493 avec le mot « BLYMP » (le surnom de son bébé) inscrit en gros caractères ; McDonald pilotait son N6301 « DUSTY II », Arnold son N6290 « DIXIE » et Johnston son N5449 « BINKY III ».
Triplans Sopwith du Naval 8 du Royal Naval Air Service, en France. L'avion le plus proche de la caméra (N5468 — ANGEL) n'est que le cinquième appareil sur la chaîne de montage Sopwith après le triplan 5463 Doris, piloté par Cuzner lorsqu'il fut abattu par Richthofen. Les pilotes du Naval 8 étaient encouragés à peindre les noms de leurs bien-aimées ou des membres de leur famille sur leurs triplans — des noms tels que Dusty, Dixie, Hilda et Doris. Photo: Imperial War Museum
Une maquette très détaillée du Sopwith Triplane N5463 réalisée par le modéliste Oleg à Zaporizhzhya, en Ukraine, en 2012. L'ensemble des œuvres d'Oleg peut être admiré ici. Photo via Aeroscale.net
Trois des cinq pilotes de reconnaissance qui ont décollé avec Cuzner ce jour-là. De gauche à droite : le Commandant Anthony Rex Arnold, DSC DFC ; le Sous-lieutenant Robert Alexander Little, DSO & Bar ; et le Sous-lieutenant Roderick McDonald, de Nouvelle-Écosse, qui a également fait ses débuts à l'école de pilotage Curtiss de Longbranch
Au même moment où Richthofen avait envoyé Davies et Rathbone tournoyer vers leur mort, Eddy Cuzner rôdait dans les cieux près de la crête de Vimy avec les autres Triplanes du Naval 8, cherchant à abattre quelques appareils allemands pour essayer d'équilibrer le score du « Bloody April ». Ils étaient en compagnie de SPAD et de Nieuport du Royal Flying Corps.
Une fois que la Jasta 11 se fut regroupée après son engagement avec deux B.E.2, elle se dirigea vers le nord, en direction de Lens. Leurs Fokker D.III grimpèrent pour rencontrer une formation ennemie composée de Sopwith Triplanes, de SPAD et de Nieuport repérés dans la zone à l'est de Lens, que Richthofen décrivit comme « une forte force ennemie de monoplaces ». Richthofen écrivit plus tard ce récit vraiment arrogant :
« Nous avons continué à voler, grimpant à une altitude plus élevée, car au-dessus de nous, certains membres du « Club anti-Richthofen » s'étaient rassemblés. Une fois de plus, nous étions faciles à reconnaître, le soleil couchant illuminant l'avion et sa magnifique couleur de loin. Nous nous sommes rapprochés, car chacun d'entre nous savait que nous avions affaire à des « frères » qui exerçaient le même métier que nous. Malheureusement, ils étaient plus haut que nous, nous avons donc dû attendre leur attaque. Les célèbres triplans et SPAD étaient des nouveaux appareils, mais ce n'est pas tant l'appareil mais celui qui le pilote qui compte : les « frères » étaient méfiants et n'avaient pas de cran. »
Selon Guttman, les Triplanes ont effectivement piqué pour engager les « Albatrosen » de la Jasta 11, mais ce faisant, leur formation s'est dispersée. Eddy Cuzner, ayant perdu son avantage en altitude, s'est rapidement retrouvé avec un Albatros D.III rouge à ses trousses. À un certain moment, au cours des 30 minutes de combat aérien tourbillonnant qui ont suivi le contact, le triplan d'Eddy Cuzner a disparu.
Lorsque les autres membres de la Naval 8 sont revenus à Auchel ce soir-là, aucun d'entre eux ne savait ce qui lui était arrivé. Edward Crundell, qui tenait un journal, a écrit en 1975 : « Le soir, Cuzner est parti en patrouille et n'est pas revenu. Personne ne sait ce qui lui est arrivé, il a donc été porté disparu. »
Il n’y avait qu’une personne qui avait été témoin de ce qui était arrivé à Eddy : Manfred Richthofen. Le triplan Sopwith qu'il avait pris en chasse près de Lens était son premier (et finalement le seul) de ce type, et il avait certainement redoublé d'ardeur dans son attaque. Tirant avec ses deux mitrailleuses Spandau, il avait enflammé l'appareil d'Eddy, qui s'était écrasé près de Hénin-Liétard, à 15 kilomètres au nord-est de Vimy. C'était sa quatrième victoire de la journée, son meilleur bilan quotidien de toute sa carrière. Son frère Lothar avait également connu une journée exceptionnelle. Manfred écrira plus tard avec désinvolture : « Les deux frères avaient abattu six Anglais en une journée... Je crois que les Anglais n'étaient pas très sympathiques à notre égard. »
Il est vraiment impossible de connaître avec certitude le sort d’Eddy. Il faut savoir que Richthofen, qui a écrit à ce sujet, l'a seulement fait plusieurs mois plus tard. En 2017, R. Gannon, un contributeur régulier du forum aerodrome.com, a rédigé cette théorie bien raisonnée sur le sort de Cuzner :
« … selon les éléments disponibles, il semblerait que son triplan se soit écrasé au sud-ouest de Billy-Montingy. Il est à noter que Billy-Montingy se trouve à peine à 3 km au nord-ouest de Drocourt, où le Commandant Arnold a piqué sur les cinq Albatros [rouges] à 18 h 40 BT/19 h 40 GT, ce qui suggère fortement que le Lieutenant Cuzner a trouvé la mort à cet endroit précis entre Drocourt et Billy-Montingy, et non à la suite d'une longue poursuite par MvR au-dessus de Lens (à 8 km à l'ouest). Le Lieutenant Little, qui tentait de rattraper son escadron et volait à la même altitude que les cinq Albatros rouges, apporte un témoignage intéressant : « J'ai vu le Commandant d'escadrille Arnold plonger sur eux à environ 6 000 pieds, puis je l'ai perdu de vue... » Cependant, si l'on se réfère au récit de Richthofen dans son livre, où il affirme que deux Anglais ont piqué sur sa formation l'un après l'autre, on peut se demander si l'impression du Lieutenant Little selon laquelle les triplans en question étaient pilotés par le Commandant Arnold provient d'une conversation avec son commandant de vol après la mission. Pour autant que nous le sachions, il aurait pu être témoin du triplan du Lieutenant Cuzner qui, au lieu de s'éloigner en grimpant comme l'a fait le Commandant Arnold, a simplement disparu (8 Les triplans navals n'avaient pas de numéros ou de lettres d'identification distinctifs). Ergo : Albert Cuzner avait probablement suivi le Commandant Arnold dans son attaque contre les cinq Albatros rouges à 6 000 pieds et, au lieu de monter en flèche, son triplan a continué à perdre de l’altitude, vraisemblablement parce qu'il était en train de se désintégrer car les débris sont tombés au sol entre Drocourt et Billy-Montingy.
Eddy a dû lui livrer un combat acharné, car Richthofen a insisté pour obtenir un triplan de conception allemande afin de contrecarrer ses performances en quelques jours. Dans « Sopwith Camel VS Fokker Dr.I, Western Front 1917-18 », Jon Guttman écrit que « les performances de la reconnaissance ont suffisamment impressionné l'influent baron pour qu'il se joigne à la campagne en faveur d'un nouveau chasseur capable de la contrer ».
Une peinture de Tom La Padula représentant la mort d'Eddy Cuzner et la seule fois où Richthofen remporta une victoire sur un triplan. La Padula publiera bientôt un livre contenant des peintures de chacune des victoires aériennes du Baron Rouge, dont celle-ci fait partie. Son livre intitulé, The Red Baron's Kills An Illustrated Portrayal of Manfred von Richtofen's Victories sera en vente en juillet 2026.
Une image qui est censée représenter l'épave du triplan de Cuzner apparaît à plusieurs endroits, notamment sur le Mémorial virtuel de guerre du Canada et Ancestry.com. Il est difficile d'en trouver la source, et le panneau en arrière-plan affiche deux croix, ce qui m'amène à penser qu'il s'agit peut-être de l'épave d'un biplace. De plus, Eddy Cuzner n'a pas de tombe connue, mais il est clair d'après le panneau qu'au moins un corps a été commémoré. À mon avis, quelqu'un qui a pris le temps et a fait l'effort de fabriquer ce panneau en bois et de le photographier a probablement aussi enterré le ou les aviateurs avant d’enregistrer la tombe. De plus, il est possible que nous voyions le moteur à l'extrême droite de l'épave et il semble que la silhouette des cylindres ne correspond pas à celle d'un moteur Clerget 9B Rotary à neuf cylindres qui équipait le triplan Sopwith.
À la fin d'un combat aérien tourbillonnant , Richthofen, dans « Le Petit Rouge », fit quelques signes de la main, rassembla son « cirque » et mena son Jasta à la poursuite, puis finalement rentrera à Roucourt, à environ 25 kilomètres au sud-est de Lens. Ce serait la dernière fois qu'il piloterait l'Albatros « Le Petit Rouge ».
Quelque part derrière lui, l'épave renfermant le corps d'Eddy Cuzner, athlète vedette, membre de l'équipe universitaire Varsity Blue et étudiant en sciences forestières, brûlait furieusement dont la fumée s'élevait et se propageait à travers le paysage dévasté. Compte tenu de l'emplacement du site, il y avait très certainement des témoins au sol, mais quoi qu’il en soit le corps d'Eddy n'a pas de tombe connue. Il est possible que tout ait été consumé par le feu, y compris la dépouille d'Eddy, et que les soldats au sol aient hésité à le récupérer. Il est également possible que son corps ait été enlevé, enterré, sans trace, ce qui était courant lorsque l'artillerie détruisait les tombes. Nous ne le saurons jamais. Ses camarades n'ont pas été témoins de son sort. Nous savons que Richthofen s'est rendu sur le site de l'épave de Richard Applin près de Lécluse pour y récupérer un souvenir. Ce site se trouvait à seulement 10 kilomètres au sud-est de Roucourt. Étant donné le retour à la base en début de soirée le 29, cette visite a probablement eu lieu le 30 avril. Il est peu probable qu'il ait pris le temps de trouver et de visiter les quatre sites de ses victoires de la veille, car ils étaient éloignés les uns des autres. Il était probablement occupé par les formalités administratives à régler avant de se rendre en Allemagne pour un long congé.
Chez la maison Cuzner, son frère Willard, âgé de 31 ans, qui dirigeait désormais la quincaillerie familiale sur Sussex Street, fut informé par télégramme transatlantique de l'Amirauté qu'Eddy avait disparu. Comme pour toutes les familles, la nouvelle fut difficile à encaisser, d'autant plus que Willard avait reçu quelques semaines auparavant une lettre d'Eddy dans laquelle celui-ci disait être heureux et en bonne santé. Comme à son habitude, il avait effectué des missions de reconnaissance à bord de son triplan lors de la bataille de la crête de Vimy.
Cette bataille, à laquelle près de 100 000 Canadiens ont participé et qui a fait 3 600 morts et 7 000 blessés, a provoqué la plus importante nouvelle de guerre à ce jour pour le petit pays de 8 000 000 d'habitants qu'était le Canada. Tout le pays avait appris la victoire du Corps canadien et se sentait extrêmement fier de tous ceux qui avaient participé à la prise de la crête que les Allemands avaient conservée pendant si longtemps.
Un bref article paru dans l'Ottawa Evening Citizen le 19 mai décrivait Eddy comme « bien connu et populaire ». L'article affirmait à tort qu'Eddy était au front depuis 18 mois, ce qui était loin de la vérité puisqu'il n'y était que depuis six semaines. On resta sans nouvelles du sort d'Eddy jusqu'à ce qu'un avis de décès paraisse dans l'Ottawa Citizen la veille de Noël 1917, qui se terminait par trois mots angoissants : Somewhere in France (Quelque part en France).
Puis, deux semaines plus tard, le 11 janvier 1918, un peu plus de renseignements ont été fournis lorsqu'un autre court article a été publié dans The Ottawa Citizen.
« LE LIEUTENANT ALBERT CUZNER TUÉ AU COMBAT. Le pilote d'Ottawa était porté disparu depuis avril dernier.
Après une période d'incertitude qui remonte au mois d'avril dernier, M. Willard W. Cuzner, domicilié au 35, avenue Aylmer, a récemment été informé que son unique frère, le Lieutenant Albert Edward Cuzner, du Royal Naval Flying Corps, avait été tué. Le jeune officier d'Ottawa avait alors été porté disparu et, jusqu'à récemment, aucune nouvelle officielle n'avait été émise à son sujet. Récemment, l'Amirauté a annoncé son décès.
Le Lieutenant Cuzner était diplômé de l'université de Toronto et, en septembre 1916, il s'était engagé dans le Royal Navy Flying Corps. Bien qu'aucune information officielle n'ait permis d'éclaircir les circonstances de l'accident, un ami a écrit que le Lieutenant Cuzner s'était séparé de son escadron et avait été vu en train de piquer du nez [à noter que cela contredit d'autres rapports selon lesquels son sort était inconnu]. Un autre rapport indique que son commandant [Arnold ?] a vu l'officier descendre dans un banc de brouillard.
Le Lieutenant Cuzner laisse sa mère, Mme John Cuzner, qui passe actuellement l'hiver en Californie. Ses deux sœurs, Mlles Eileen et May, résident au 256 First Avenue.
Les informations erronées dans les journeaux pendant la Première Guerre mondiale ne manquaient pas. Le deuxième titre de cet article publié dans l'Ottawa Citizen indiquait qu'Eddy avait passé 18 mois au front avant sa disparition, mais en réalité, Eddy était arrivé au Royaume-Uni sept mois plus tôt et n'avait passé qu'un peu plus d'un mois au front avant sa mort.
Eddy figure au nombre des 159 diplômés de l'Ottawa Collegiate Institute qui ont perdu la vie pendant la Première Guerre mondiale. Après la mort d'Eddy, sa mère Sarah s'est rendue à Pasadena, en Californie, avec Eileen et May pour y passer l'hiver 1917-1918 en compagnie des membres de la famille Cuzner, pour revenir à Ottawa en mai 1918. Elle retourna en Californie pour l'hiver 1918-1919 et mourut chez son dernier fils, Willard, sur l'avenue Aylmer à Ottawa-Sud (aujourd'hui Old Ottawa South) en 1923, à l'âge de 62 ans. Un article paru dans l'Ottawa Citizen après son décès laissait entendre que sa mort était liée à celle d'Eddy :
En fait, Mme Cuzner était aussi une victime de la guerre mondiale, malade depuis que son fils, le Lieutenant Edward Cuzner, membre du Royal Naval Air Service, ait été tué au combat en 1916. Sa maladie fut longue, et ses amis ont rarement été témoins d'une endurance, d'un courage et d'une gaieté aussi héroïques face à d'atroces souffrances.
Au cours des années qui ont suivi la mort d'Eddy jusqu'à son décès en 1923, sa mère Sarah s'est rendue en train dans le sud de la Californie pour y passer un hiver chaud au sein de la famille élargie des Cuzner. James Cuzner, cousin d'Eddy (fils de son oncle Luke), avait quitté Ottawa pour la Californie en 1869, voyageant par bateau autour du cap Horn. Il avait fait fortune dans le commerce du bois en Californie et résidait dans ce manoir de style espagnol à Pasadena. Peut-être que la chaleur de la Californie et la famille ont aidé à apaiser la douleur de la perte de trois fils. Image via GoogleMaps
Aujourd'hui, la mémoire du jeune Eddy Cuzner est préservée et choyée par son arrière-petite-nièce, Alicia Hannah Cuzner, enseignante dans une école secondaire d'Ottawa. Alicia a travaillé d'arrache-pied pour perpétuer sa mémoire sur les réseaux sociaux, sur ancestry.com et en contribuant à des récits pour la Société historique d'Ottawa et le Mémorial virtuel de guerre du Canada. Le frère d'Eddy, Willard, PDG de l'entreprise familiale jusqu'à sa mort en 1957, avait deux fils : Roy (le grand-père d'Alicia) et Garry, membre du Royal Rifles of Canada. Le Sergent John Garry Cuzner, qui était le neveu d'Eddy, avait quatre ans lorsque celui-ci a été tué et a lui-même perdu la vie au combat lors de la défense de Hong Kong en décembre 1941.
Il existe un héritage extraordinaire et tout à fait unique qui lui a été transmis de génération en génération. Il s'agit d'une bague qui appartenait à Eddy et qui a probablement été rendue à la famille avec ses effets personnels. Eddy lui-même l’a peut-être envoyée chez lui par la poste. La bague est fabriquée à partir d'aluminium provenant de l'épave du Zeppelin allemand L-31, qui a été abattu près de Potter's Bar, une petite ville du Herefordshire, juste au nord de Londres.
Aux petites heures du 1er octobre 1916, le Lieutenant canadien Wulstan Tempest a abattu le L-31, un zeppelin allemand qui bombardait Londres. Il était commandé par Heinrich Mathy et son équipage de 18 personnes. Tous ont péri lorsque le zeppelin en flammes s'est écrasé sur un chêne centenaire du domaine d'Oakmere. Par la suite, cet événement a provoqué une diminution des raids meurtriers sur l'Angleterre. Les 19 marins allemands furent enterrés dans le cimetière local. Le spectacle du Zeppelin de 158 mètres de long, saisi de manière si spectaculaire par les faisceaux des projecteurs, avait attiré l’attention de dizaines de milliers de personnes réparties sur une vaste zone. En raison de l'altitude à laquelle le zeppelin se trouvait, la foule pouvait le voir à plusieurs kilomètres de distance. Le lendemain matin, des milliers d'autres personnes se rendirent sur le site du crash et beaucoup emportèrent des souvenirs (comme des morceaux d'aluminium fondu) au cours des semaines suivantes, pendant que le zeppelin était étudié puis emporté. Eddy venait d'arriver à Londres la veille de l'événement et a peut-être même été témoin de la scène à l'horizon nord depuis le pont du SS Corinthian amarré aux quais de Tilbury sur la Tamise. Cet événement a certainement fait la une de l'actualité londonienne pendant plusieurs jours et il est probable qu'il se soit rendu sur le site du crash avec des milliers d'autres personnes.
Des soldats britanniques montent la garde autour de l'épave calcinée du L-31 à Potters Bar. Une fois l'incendie éteint, il ne restait plus que sa structure en aluminium.
Un précieux souvenir de famille : une bague fabriquée à partir d'aluminium récupéré dans l'épave du zeppelin allemand L-31, abattu le jour où Eddy est arrivé à Londres. Photos via Alicia Cuzner
Dites son nom
Il y a cent huit ans, en mai 1917, un bijoutier berlinois, muni d'un monoculaire, tenait dans sa main gauche une petite coupe en argent. Dans sa paume droite, il tenait le pommeau en chêne de son outil et, d'un geste assuré, il commença à graver le chiffre 52 dans le métal souple. De minuscules copeaux d'argent apparaissaient sous sa loupe, et des gravures fraîches sont apparues dans le métal, avant de s'assombrir avec le temps et l'usure. Le bijoutier était fier d'avoir été choisi pour graver les coupes du Rittmeister Manfred Albrecht von Richthofen, qui était alors la coqueluche de la ville et même de tout l'Empire. C'était sa quatrième coupe pour le Rittmeister ce jour-là. A-t-il pensé à l'homme que représentait le chiffre 52 ? Probablement pas.
Par un hasard du destin, c'est un autre pilote de chasse de la vallée de l'Outaouais qui allait participer à la mort de Richthofen, abattu un an plus tard. Arthur Roy Brown, DSC & Bar, était un as de l'aviation canadien de la Première Guerre mondiale, reconnu pour ses dix victoires aériennes. La Royal Air Force a officiellement attribué à Brown le mérite d'avoir abattu Richthofen, bien que les historiens, les médecins et les experts en balistique considèrent comme certain que Richthofen a été tué par un mitrailleur au sol. Quoi qu'il en soit, c'est Brown qui s'est battu en duel avec Richthofen et qui l'a fait tomber au sol.
Aujourd'hui, je peux marcher cinq coins de rue depuis ma maison dans le quartier Glebe pour me rendre à l'église anglicane St. Matthews, où les Cuzner avaient l'habitude de prier. Elle se trouve à seulement 200 pieds du 256 First Avenue, où, en 1917, les membres de la famille Cuzner ont appris la disparition d'Eddy. À l'arrière de la nef se trouve une plaque de bronze commémorant les 16 hommes de la paroisse qui ont donné leur vie pendant la Première Guerre mondiale. Là, dans la solitude parfumée du narthex, se trouve le seul souvenir tangible d'une vie prometteuse interrompue par le devoir. Son nom. ALBERT EDWARD CUZNER.
[1]Équipe sportive de l’université de Toronto
[1] Matelot en argot britannique
[1] Un sesquiplan (du latin de sesqui signifiant littéralement un et demi) est un biplan dont l'aile inférieure est d'une surface équivalente à la moitié ou moins de celle de l'aile supérieure. (Wikipedia)

